« Indlass » ou les morisques maudits du pays des chleuhs

Publié le par Abdelkarim Chankou

 

Des Morisques à Taroudant et dans la vallée du Draa ! Un fait historique ignoré ou négligé qui peut heurter bien des sensibilités et des vérités établies du sacro-saint triangle Tanger-Rabat-Fès. Et pourtant c’est l'érudit marocain el alem el hadj Mohammed Hammad Ben El Haj l'Ayachi Skiredj qui l’écrit au début du siècle précédent. De même ces mozarabes qui se sont refugiés en Afrique du Nord (et aussi en Europe) n’ont  pas été toujours les bienvenus au Maroc où malgré leur contribution à l’essor artistique, culturel et commercial du pays d’accueil ont été persécutés et parfois martyrisés. Zoom sur un pan d’histoire du Maroc que ni l’histoire officielle trop sclérosée pour être réanimée ni les médias plus portés sur les thèmes commercialisables ne semblent vouloir voir.

Les amazighs en général et les chleuhs en particulier sont « un peuple libre, ouvert, vaillant, pacifique ». Ce refrain revient souvent dans les débats, les écrits, les discussions etc. comme s’il s’agissait d’une vérité absolue tombée du ciel. Or que sait-on vraiment d’attesté sur les mœurs des peuplades amazighs d’Afrique du Nord en général et particulièrement du Maroc ? Au risque de choquer plus d’un amazighophile - moi-même suis originaire du pays des chleuhs -  la réponse est rien ou presque ; excepté, bien entendu, des récits de voyageurs orientalistes que la fascination de voir des peuplades en terre d’islam parler une langue autre que l’arabe aurait été telle qu’ils ont dû transposer- volontairement ou non - leur mode de vie occidental sur ces peuples.  Autrement dit ces explorateurs ou éclaireurs  n’avaient vu que ce qu’ils avaient aimé voir ; à savoir des peuples épris de liberté, aux mœurs  gardant encore des traces et des survivances du paganisme, vivant dans des zones géographiques hostiles et enclavées, loin du conquérant arabe, borné, violent et liberticide, qui lui s’est adjugé par la force les plaines fertiles du Centre et du Gharb.

Je termine cette petite introduction ici car mon propos n’est point de lever des lièvres ou de tordre le coup aux manuels d’histoire officielle ou officieuse. Mon modeste objectif qui part d’un petit constat qui a grandi avec le temps est de répondre à une question précise,  à un point précis du paysage de la société amazigh du sud du Maroc. Cette question se résume comme suit : Certains aspects dits « pro-occidental » de la société berbère sud-marocaine sont-ils le fait d’une influence européenne survenue plusieurs siècles après la conquête arabe, par exemple dans le courant et le sillage des arrivées massives des morisques chassés d’Espagne ? Question séduisante en effet. Et les éléments de réponses  sont davantage engageants pour peu que le lecteur veuille accorder à ce qui va suivre le bénéfice du doute.

En revanche, cela ne signifie point que les peuples amazighs étaient de méchants sauvages, des va-t-en guerre, des belliqueux,  réfractaires à tout modernisme. Même si l’œil de l’observateur averti perçoit assez facilement chez nombre de berbères, d’hier comme d’aujourd’hui, une certaine promptitude à l’isolement voire des comportements d’ostracisme  qui peuvent atteindre l’autodestruction. En tout cas trop d’idées reçues et de clichés stéréotypés sont collés au berbère souvent à l’insu de son plein gré. Des remarques du genre « le peuple berbères est brave et pacifiste » sont légion. Mais que répondre à un homme du terrain comme le capitaine Hanoteau qui dans ses mémoires sur la langue des Berbères cités par Joseph Toussaint-Reinaud (1) écrivait notamment au sujet du peuple kabyle « (…) le pays où cette langue est parlée est habitée par un peuple belliqueux(…) ». Cependant quelques influences africaines, non estompées totalement par le temps, comme l’animisme, modéreraient cette tendance belliciste. En effet, le legs d’un lointain animisme expliquerait pourquoi chez les berbères la vie sous toutes ses formes a droit au respect. Le berbère ne tue pas pour tuer. C’est un fait. Il a guerroyé pour défendre son indépendance et ses valeurs. Seulement ces guerres, il les a faites souvent par procuration, pour défendre des valeurs et l’indépendance des autres, c’est-à-dire celles des conquérants arabes. Un bellicisme et une vaillance reconnus bien avant le capitaine Hanoteau et les conquérants arabes. En effet, l’historien romain Salluste a évoqué dans  La Guerre de Jugurtha « l’habileté et la vaillance de la cavalerie numide » (2).

Les Almoravides et les Almohades ont été connus pour leur bellicisme et intolérance envers les religions juives et chrétiennes bien que cette attitude n’a pas empêché les sciences et la littérature  d’atteindre des sommets sous leurs règnes tant au Maroc qu’en pays andalou. Dans la page 87 du livre de Denis Menjot, Professeur des universités (classe exceptionnelle) à l’Université de Lyon II, sur Murcie castillane, on trouve un passage qui donne une idée sur le caractère rugueux et intolérant des Almoravides et Almohades, caractère qui paradoxalement n’a pas empêché la littérature et les sciences d’atteindre de rayonner sous leurs règnes en Andalousie. « Mais avec les Almohades, plus intolérants, les derniers chrétiens arabisés disparurent d’Al Andalus. Un des chefs almohades, Abu Yusuf Yacub Al Mansur, le vainqueur d’Alarcos, se targuait  que « depuis la fondation de l’empire il n’y avait de tolérance ni pour le juif ni pour le chrétien et qu’il ne restait dans le pays des musulmans en Occident ni synagogue ni église » (3). 

 

LA MUSIQUE COMME ADOUCISSANT DES MŒURS

 

Cependant cette qualité humaniste héritée d’un lointain animisme et bien d’autres survivances ne suffit pas pour expliquer à elle seule certains aspects pro-occidentaux de la société amazigh, constatés à la fin du XVIIe et le début du XXe siècle et visibles entre autres dans le vestimentaire, la musique, l’artisanat etc.

La suite de notre propos se limitera au seul aspect musical ; car c’est là que la visibilité est la plus grande.

Avant de poursuivre, rappelons la question posée plus haut. Certains aspects dits « pro-occidental » de la société berbère sud-marocaine sont-ils le fait d’une influence européenne survenue plusieurs siècles après la conquête arabe, par exemple dans le courant et le sillage des arrivées massives des morisques chassées d’Espagne ? Question qui implique que les morisques contrairement à une idée très répandue n’ont pas élit domicile uniquement dans les régions du de Tanger, Oujda, Tétouan, Chefchaouen, Rabat-Salé, Safi, Ceuta, Meknès et Fès. En réalité, des grandes communautés de morisques se sont établies aussi dans les régions de Marrakech  du Draa et du Souss ! Selon l’érudit Mohammed Hammad Ben El Haj l’Ayachi Skiredj « les Andalous se sont installés partout au Maroc, non seulement dans l’extrême Nord du pays et dans les grandes villes mais, également dans le Sous, à Taroudant où une partie importante s’est fixée. On note le nom des rues « In dlasse » et le derb des Andalous, et derb oulad Bou Nouna et le nom de grandes familles comme Bennouna, Barkach à Aït Baha, les ‘Achab de Dar’a qui vont par la suite se fixer à Tanger. » (4) Dès lors l’arrivée de ces exilés morisques n’a pas été sans avoir eu une certaine influence sur la vie des hôtes amazighs. De mœurs relativement libres du fait de leur long côtoiement de la civilisation judéo-chrétienne d’Andalousie d’où ils ont été chassés par Isabelle Ière de Castille et Ferdinand II d'Aragon à la fin du XVe siècle, les morisques ont dû apporter dans leurs bagages un mode de vie et des coutumes « libérales » qui ont pu pénétrer  plus ou moins une partie de la population autochtones même si une partie de cette dernière a dû rester à l’écart du contact soit par ostracisme soit par désapprobation. En tout cas des éléments attestés indiquent que ces refugiés n’étaient pas très appréciés par les indigènes. Ils seront persécutés et certains martyrisés (4). « Certains seront persécutés  ou martyrisés » au Maroc (5). Mieux : le mot « Indlass », dérivé de al andalus (Andalousie) et que porte une rue du village des morisques à Taroudant (4) signifie en berbère tachlheit « de mœurs légères ou dépravé ». Comment en effet peut-on qualifier  autrement ces morisques dont les femmes s’habillaient légèrement, côtoyaient les hommes et qui en plus pratiquaient la musique ?  Ayant un faible inné pour les poèmes déclamés surtout les chants complaintifs et  tout ce qui touche aux sons instrumentaux  (tambourin ou rebab), les amazighs malgré leur désapprobation  pour les mœurs des morisques n’ont pu éviter d'apprécier le savoir-faire de ces étrangers pour les « cantos de complainte » et les instruments musicaux à corde. D’ailleurs comme le montrent les illustrations ci-dessous la similitude entre le rebab monocorde des raiss-troubadours amazighs et le rebab anadalou  morisque ou mudéjar est frappante. Frappante comme l'est encore plus l’origine du terme « amarg » qui signifie dans la chanson berbère « chant complaintif  d’amour » où se mêlent tristesse et mal-vivre. Or « amarg » littéralement « salé ou amer » en tamazight signifie la même chose en espagnol. En effet amer se dit « amargo » en langue de Cervantès. Dès lors l’hypothèse d’une influence morisque sur les populations berbères notamment via la musique est patente.

« Les morisques, lors de leur installation au Maroc, ont été un facteur d’enrichissement et un vecteur de modernisation dans leur terre d’exil par l’introduction d’autres styles de vie et de nouveaux savoir-faire. Leur héritage culturel est palpable dans de nombreux domaines : le costume, les traditions sociales, les bijoux, la broderie, la musique, dans le domaine architectural et de la conception des villes. » (6)

Ne dit-on pas que la musique adoucit les mœurs ? (7)

 

 

NOTES ET BIBLIOGRAPHIE

(1)Joseph-Toussaint Reinaud, Comptes-rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1857, Volume   1, pp. 142-148.

(2)Salluste, La guerre de Jugurtha, 1er sicle avant J.-C..

(3)Murcie castillane (1243-milieu du XVe). Une ville au temps de la frontière, Madrid, Casa de Velázquez, 2 t., 2002, 1600p, traduction espagnole, 2008

(4)L'érudit el 'alem el hadj Mohammed Hammad Ben El Haj l'Ayachi Skiredj est né à Fès en 1875, il est décédé à Tanger en 1965.

Douar Indlass faite partie dans la commune rurale d’Argana, province de Taroudant.

(5)Joseph Pérez, Les « Moriscos » (1502-1614), Bulletin Hispanique, 1978, Volume   80, p. 380, Casa Velasquez.

(6) Safaa Monqid, Les morisques et l’édification de la ville de Rabat, Les Cahiers de la Méditerranée, p. 351-358.

(7) C'est en effet dans le Souss, le pays de Haha et certaines régions du Draa que la musique complaintive de l'amarg (raïss/a-troubadour) connut un essor formidable, surtout à partir du règne des Saadiens.

 

ILLUSTRATIONS 

 Rebab

 

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Haj Belaid

 

Première photo : Les enluminures des Cantigas de Santa Maria (Castille, XIIIe siècle) attestent, entre autres, l'existence du rabâb au Moyen-Âge). L'enluminure du chant 170 montre un musulman et un chrétien jouant ensemble.

Seconde photo : El hadj Mohammed Hammad Ben El Haj l'Ayachi Skiredj.

Troisième photo : L’icône de la chanson amazigh, le chanteur poète et troubadour, Lhadj Belaïd (vers 1873 - vers 1945) qui s’est illustré par son fameux disque relatant son périple à la Mecque, une sorte de remake du Cantos del peregrino.

 


Publié dans Regard

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